06 juin 2015

542 lunes



Ce blog fêtera d'ici peu ses dix ans ... Et Fanchon avec. Un tel événement méritait bien un billet particulier. Et ceci d'autant plus que je l'ai réduit au silence depuis une année.

Ce billet aura donc une tonalité un peu plus personnelle encore. Et c'est le papa qu'il l'a écrit pour être clair avec toi, lecteur. C'est en quelque sorte les backstages de notre aventure. Ce n'est pas la ligne éditoriale habituelle (globalement positive) du blog, mais c'est intéressant de l'aborder pour donner un peu plus de texture à notre histoire.

Je vais donc tenter de te faire un petit florilège de tout ce qui m'est passé par la tête depuis l'arrivée de Fanchon dans ma vie. Ce n'est pas une auto-analyse ( pas compétent pour ça), appelons ça plutôt un auto déballage de printemps. J'ai tenté les psys, mais je n'ai pas trouvé chaussures à mon pied. De toute façon, je ne sais même pas ce que je cherchais à vrai dire. J'ai fini par me persuader (avec l'aide de ma compagne) que tout ce que je ressentais (aussi pénible soit il) était "normal". Que de réponses, y'en avaient pas. Et encore fallait il se poser des questions.

Déjà, pourquoi être parents ? ... Pourquoi ai je voulu être père ? ... aussi jeune ?! ( je me dis ça parfois)

Parce que c'était le moment. Pas de projet personnel ambitieux dans les cartons. J'avais que ça à faire. Je n'ai pas dû réfléchir bien longtemps. Il y avait tant de chose à faire. J'ai manqué d'imagination.

Par curiosité aussi. Je dois bien avouer que je n'ai pas ressenti un élan patriotique à repeupler le pays un beau matin en me levant sur un air de marseillaise. C'était une simple curiosité. Savoir ce que pouvait être un mini moi, et même un mini moi en fille svp ! Banal et pathétiquement narcissique à souhait.

En tout cas, il n'y a rien qui prépare à ça. Cette responsabilité monstrueuse qui s'abat le jour où on vous annonce: "elle fait 52 cm, 3k680." 

Paradoxal: grosse responsabilité, mais zéro expérience exigée, zéro préparation non plus. Un peu l'inverse que ce que nous demanderait n'importe quel patron pour un job: j'imagine l'entretien d'embauche:

- "mais monsieur, pourquoi vous postulez ? Vous n'avez aucune expérience, aucune formation !"

- " On m'a bien demandé d'être père ..."

- " ok, le poste est pour vous !"

Vous connaissez la suite. Je n'ai pas été déçu du voyage, et ne le suis toujours pas. Alors que se passe t-il quand une nouvelle pareille vous tombe sur le coin du nez ?

Eh bien, comme dans les livres: sidération d'abord. Comme dans les films catastrophe ou le sol se craquèle de partout et vous restez stoïque ne sachant pas où vous sauvez.

Ensuite, pas de déni pour moi. J'ai tout de suite su où on mettait les pieds. Et ça sentait mauvais. Par contre,  la famille a connu cette étape. Et elle est parfois raide à encaisser lorsque vos proches par souci de se protéger ou comme pour conjurer un mauvais sort vous assène des: "ça ne peut pas être aussi grave ?" "T'es sûr ?", " vous voyez toujours le pire". Heureusement,  elle n'a pas duré bien longtemps. A force de parler tumeurs au cerveau et épilepsie, ça finit par convaincre tout le monde. A partir de là, personne ne manquait à l'appel, tout le monde dans le même bateau, on pouvait commencer à ramer. Les rames les plus grosses étant pour les parents bien sûr.

Et vint la grande tristesse: cela restera ma plus grande émotion d'adulte à ce jour. Une bouffée brutale de désespoir m'a submergée le jour ou j'ai repris mon travail après 3 semaines d'´hospitalisation aux premiers mois de vie de Fanchon. Lorsqu'au pied du lit d'un patient, soudain la machine à cogiter s'emballe: "mais qu'est que je fous ici ? Je suis seul ... Fanchon" ...  De mon poids mort, je me suis littéralement écroulé sur place, en sanglot, hurlant ma putain de douleur aux yeux de tous. Au sol, en chien de fusil, les bras croisés sur le ventre: terrassé ... Je n'ai rien vu venir, ça m'a balayé. Des mains m'ont relevé et guidé pour m'isoler et me coucher dans un lit à quelques pas ... Et mon Lulu est arrivé. Grand, bienveillant. Juste là pour me voir en miettes.

"Arrêtes toi le temps que tu veux, si tu en as besoin ..." me dit ma chef.

" il faut bien que je reprenne ..."

Puis la colère: oui, elle m'a accompagné un moment. Le sentiment d'injustice la nourrit. A l'époque,  je ressentais le besoin que les gens souffrent autour de moi et même plus que moi. Je lisais les faits divers tragiques, les morts affreuses. Car il y avait toujours pire et cela me faisait beaucoup de bien. Cela relativisait ma propre souffrance. Ces personnes étaient dignes de ma compassion, les autres n'étaient que des bienheureux grognards qui ne se rendaient pas compte de leur chance. Tout juste bon à pleurer parce que trop d'impôts, parce que ma couleur est foirée, ma voiture est encore en panne, ma collègue de boulot est une cruche et gna gna gna ... Je les détestais. Il m'était pénible d'écouter leurs soucis de second ordre.

Durant cette période, j'ai eu aussi des envies "symboliques" de meurtres. J'ai souhaité que Fanchon ne vive pas. Qu'elle n'ait pas existé. Elle qui a ruiné ma vie. Qui me fait souffrir du matin au soir. Évidemment, ce n'est pas tant Fanchon, mais plutôt cette putain de STB que j'aurai souhaité voire crever entre mes mains. Le rêve de revenir à notre situation antérieure.

La colère. Elle est vraiment usante et avec elle, rien ne se construit.

Puis, la résignation: autant la colère est épuisante que la résignation, elle, elle fait du bien. C'est une étape où l'on s'apaise face à l'inéluctable. Las, j'ai réalisé qu'après tout, il y a toujours une bonne raison de souffrir. Que si ce n'était pas un enfant malade ... On peut perdre un parent, perdre sa conjointe, perdre un enfant, perdre son job, vivre sous les ponts, être stérile, être obèse, être alcoolique, être battu(e) ou harcelé et souffrir tout autant etc ...  il y a tellement de possibilités qu'au final, ce n'est qu'une question de temps et d'opportunité. Sachant que l'on peut aussi les cumuler ! Cette idée que tout le monde à sa part de souffrance m'a paru réconfortante. Je me sentais moins seul tout simplement. C'était moi l'anormal en fait. Faut croire que ma vie était trop belle avant. Je ne voyais pas ou ne voulais pas voir autour de moi toute cette peine alors qu'en fait elle est la norme. Ahhhh, enfin je vous vois mes amis. Me voilà. Et désolé de vous avoir fait attendre ...

Alors quoi maintenant ? Se jeter d'un pont ?! Je l'avais déjà fait avec un gilet de sauvetage en face de l'abbaye de Solesmes. Tendre une corde ?! L'acrobranche, c'est pas mon truc. Alors quoi ?

Eh bien, Il a donc fallu se résoudre à faire connaissance avec le fardeau puisque j'allais le traîner ma vie durant. Cahin-caha, on passe de difficulté en difficulté en rassemblant les morceaux ... qui parfois se décollent. Ce genre d'histoire interroge notre capacité à rebondir. Il n'y a pas 36 chemins: apprendre et marcher ou s'écrouler au risque de la chute collective.

Et c'est là qu'un rayon d'optimisme pointe. Car la peine ne peut être un état permanent (ou alors on est très malade psychiatriquement, mais c'est un autre sujet). Des bouts de bien être, des brides de bonheur doivent bien subsister au milieu de ce fatras d'incertitudes, de peur, d'angoisse, de lassitude, de fatigue, d'impuissance etc ...

C'est un apprentissage que de voir les aiguilles dans la meule de foin. Mais lorsque qu'on les distingue ... ou plutôt lorsque l'on se rend compte qu'on les aperçoit, ça fait le plus grand bien. Au fur et à mesure, on a l'œil de plus en plus aiguisé. Les expériences heureuses se multiplient dans notre vie bouleversée. Et la prise de conscience que l'on peut être Heureux (par moment) ou tout simplement bien dans sa peau redonne une perspective d'avenir réjouissante et bienfaitrice. Et il ne faut pas perdre ça de vue, même quand ça tangue.

Finalement, c'est ce que fait ce blog depuis le début: scruter dans les meules.


Le Papa de Fanchon

12 commentaires:

Anonyme a dit…

Avec le temps, on trouve des aiguilles, et même un bon nombre somme toute... Mais il faut savoir que les aiguilles ne sont pas toujours en or ou en argent, et qu'une simple aiguille de tout petit bois est sacrément précieuse et apporte de grands moments.
C'est un très joli texte, qui nous rappelle ce que nous avons vécu aussi de notre côté. Sauf que nous nous écroulions certains soirs sur notre canapé, à pleurer dans les bras l'un de l'autre pendant une bonne heure, et que nous nous sommes abrutis de travail pour "oublier"... Et pour les psys, pareil !
J'espère que tout va aussi bien que possible de votre côté.
A très bientôt peut-être pour des nouvelles plus "quotidiennes" ?
Agnès

Milo a dit…

Il y a un autre billet qui chauffe pour très bientôt ;-)

bonjour à toute la famille !

Milo a dit…

Très beau billet mon chéri. c'est dur à recevoir mais tellement vrai. Maintenant, reste à présenter Sam à toute la communauté fanchonesque, tu sais bien je culpabilise de ne pas l'avoir fait avant: et ça, la culpabilit, la remise en question, c'est le lot de tous les parents ( handicap oú pas) ....

Math. C a dit…

Très émouvant, très bien écrit.
Mathilde

Anonyme a dit…

Pas toujours facile à faire comprendre la vie et le ressenti des parents d'enfant handicapé. C'est bien écrit...et l'histoire n'est pas finie... Les autres enfants de la fratrie obligent aussi à construire une vie presque que comme les autres et c'est bien que Sam soit arrivé. Difficile de toujours les protéger de ce parcours semé d’embûches...et de nous préserver sur la longévité.
Bel été "aventurier" à vous 5.
Amicalement.
Les parents de Dianette

Anonyme a dit…

Merci... C'est chouette d'avoir le regard d'un papa sur tout ce cheminement. C'est rare et joli! On traverse les vagues en ce moment chez nous aussi... Je me permets de vous embrasser sans vous connaitre ! 😉

Rodolphe et Géraldine a dit…

Bonsoir,

C'est toujours sympa lorsque de nouveaux lecteurs laissent un petit com' ;-)

On est aussi très "curieux" d'en savoir un peu plus des personnes qui traversent les mêmes turbulences que nous !

Comme vous le sentez.

A bientôt !

Rodolphe et Géraldine

Unknown a dit…

Hello, toujours poignant de lire ces lignes, j'admire la faculté d'écrire des sentiments si personnels.
On pense à vous et on vous embrasse.
Christophe et son équipe.

Anonyme a dit…

Tres beau post, toujours tres bien ecrit (comme toujours). Je comprends completement tous ces sentiments et ces phases pour les avoir vecu a differents moments de ma vie. Finalement, pas tant par rapport au handicap de mon petit frere car j'ai plutot ete une observatrice mais j'imagine bien ma mere etre passee par toutes ces etapes. Je les ai vecu recemment par la maladie qui me touche. Ce mot de 5 lettres qui commence par un C et finit par un R. J'entend encore les paroles des proches a l'annonce de la nouvelle "Ce ne doit pas etre un stade avance", "cela se soigne bien maintenant" ... Je me revois aussi dans la phase tristesse aussi ... Puis la colere : mais pourquoi moi et pourquoi maintenant alors que je n'ai jamais ete aussi en forme, aussi sportive, aussi heureuse... Chacun a sa part de souffrance et la c'etait mon tour, c'est aussi ce que j'ai pense. Une fois toutes ces etapes passees, on apprend a se battre et voir le positif des qu'on peut. Il faut continuer a vivre tant qu'on a cette chance. Je poste en anonyme mais je pense que tu me reconnaitras. Nos enfants (enfin les 2 premiers car moi je me suis arretee a 2) ont a peu pres le meme age et on s'est bien connu dans nos annees lycee. Bisous a tous les 5 et bonne continuation.

Charly-Charlot a dit…

Hello,

c'est très touchant mon gazier...Je vois pas quoi dire d'autre, si ce n'est que j'admire votre courage. Je vous fais des bises et à très bientôt !! Charles

ml a dit…

Très belle histoire Rody, merci de l'avoir partagée, merci pour cette sincérité....je vous embrasse bien fort.

Rodolphe et Géraldine a dit…

Salut les gens !

Ravi de votre passage sur le blog ... je crois reconnaître tout le monde.

La bise

Rod